L’œuvre au noir

L’œuvre au noir ; suivi de notes de « L’œuvre au noir » / Marguerite Yourcenar. — [Paris] : Gallimard, c1968, c1991. — 511 p. ; 18 cm. — 978-2-036798-6. — (Coll. Folio ; 798)

Quatrième de couverture

En créant le personnage de Zénon, alchimiste et médecin du XVIe siècle, Marguerite Yourcenar, l’auteur de Mémoires d’Hadrien, ne raconte pas seulement le destin tragique d’un homme extraordinaire. C’est toute une époque qui revit dans son infinie richesse, comme aussi dans son âcre et brutale réalité ; un monde contrasté où s’affrontent le Moyen Âge et la Renaissance, et où pointent déjà les temps modernes, monde dont Zénon est issu, mais dont peu à peu cet homme libre se dégage, et qui pour cette raison même finira par le broyer.
L’Oeuvre au Noir a obtenu en 1968 le prix Femina à l’unanimité. Ce livre a été traduit dans quinze langues.

L’auteur

Marguerite Antoinette Jeanne Marie Ghislaine Cleenewerk de Crayencour est née un 8 juin 1903 à Bruxelles en Belgique d’un père français et d’une mère belge. Sa mère mourut quelques jours après sa naissance et elle grandit en France près de Lille chez sa grand-mère paternelle. Son père choisit de l’instruire à la maison. Elle passe cependant avec succès la première partie de son baccalauréat, à Nice. En 1912, sa famille s’installe à Paris. Mais deux ans plus tard, la guerre les oblige à se réfugier en Angleterre, à Richmond. La jeune Marguerite apprend l’anglais et commence à étudier le latin.

Quelques années plus tard, elle écrit un poème classique dialogué, « Le jardin des chimères« , inspiré de la légende d’Icare. Son père finance la publication du poème et aide sa fille à choisir un pseudonyme, vaguement dérivé de leur patronyme Crayencour, Yourcenar. En 1947, Marguerite Yourcenar fera légalisé son nom aux États-Unis.

En 1921, elle commence à écrire ce qui deviendra un de ces romans le  plus connu « Mémoires d’Hadrien ». Pendant les années qui suivirent, Marguerite voyagea beaucoup seule ou avec son père: la France, la Suisse, l’Italie, etc. Elle s’inspirera de ses voyages pour ses écrits. Elle se rendit fréquemment en Suisse où son père, de plus en plus malade, se faisait soigner.

En 1929, elle publie son premier roman, Alexis ou Le Traité du vain combat qui prend la forme d’une longue lettre. La même année, son père décède à Lausanne, en 1929. Marguerite Yourcenar retourne ensuite à Paris où elle mène une vue bohème. Elle continue à voyager et se déplace fréquemment à Lausanne, Athènes, Bruxelles, Istambul, etc. Elle continue à écrire, romans, critiques, essais, récits et poésies, fréquente les cafés, a des liaisons avec différents hommes et femmes, …

Alors que la Deuxième Guerre Mondiale s’annonce, Marguerite Yourcenar à court d’argent, décide de quitter l’Europe pour s’établir aux États-Unis avec sa compagne Grace Frick. Sa relation avec Frick durera plus de 40 ans. Yourcenar demande sa citoyenneté américaine en 1947. Elle passera le reste de sa vie dans ce pays où elle enseignera pendant plusieurs années la littérature françaises et l’histoire de l’art.

Elle publie finalement Mémoires d’Hadrien en 1951. Son roman connait un succès mondial et l’établit enfin comme un auteur reconnu. En 1970, elle est élue à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique et à l’Académie française en 1980. Avec son élection à l’Académie française, elle devient la première femme à y siéger.

Elle vivra jusqu’à sa mort dans le Maine aux États-Unis, sur l’île Mount Desert Island. Elle continuera à écrire, participera à de nombreuses conférences, elle fera aussi plusieurs traductions et elle continue à voyager – France, Italie, Egypte, Maroc, Inde, Kenya,…. Elle recevra de nombreux prix pour ses oeuvres. Elle décède, d’un accident célébral, le 17 décembre 1987 à Mount Desert Island.

Bibliographie sommaire

  • Le jardin des chimères (1921)
  • Alexis ou le Traité du vain combat (1929)
  • La Nouvelle Eurydice (1931)
  • Pindare (1932)
  • Denier du rêve (1934)
  • La mort conduit l’attelage (1934)
  • Feux (1936)
  • Les songes et les sorts (1938)
  • Nouvelles orientales (1939)
  • Le coup de grâce (1939)
  • Mémoires d’Hadrien (1951)
  • Électre ou la chute des masques (1954)
  • Sous bénéfice d’inventaire (1962)
  • Ah mon beau château (1962)
  • Qui n’a pas son Minotaure? (1963)
  • L’Oeuvre au noir (1968)
  • Fleuve profond, sombre rivière (1974)
  • Le Labyrinthe du monde I. Souvenirs pieux (1974)
  • Le Layrinthe du monde II. Archives du Nord (1977)
  • La Couronne et la lyre (1979)
  • Mishima ou la Vision du vide (1980)
  • Comme l’eau qui coule (1982)
  • Le Temps, ce grand sculpteur (1983)
  • Les Charités d’Alcippe (1984)
  • Le Labyrinthe du monde III. Quoi ? L’éternité (1988)
  • Écrit dans un jardin (1992)
  • D’Hadrien à Zénon: correspondance, 1951-1956 (2004)
  • Une volonté sans fléchissement: correspondance, 1957-1960 (2007)

Analyse et commentaires personnels

Ce roman de Yourcenar peut sembler plus sombre que ces autres romans. Il fut d’ailleurs écrit pendant une période difficile de la vie de Marguerite Yourcenar. L’auteur, elle-même plus vieille et fragile, devait accompagner sa conjointe atteinte d’un cancer qui l’emportera rapidement. Yourcenar voit la vie avec un regard  triste, pessimiste et fataliste. L’auteur place cependant ce roman parmi ses œuvres importantes et qui ont marquées à la fois sa vie et sa carrière d’écrivain. Le roman a d’ailleurs remporté le prix Femina en 1968. En 1988, André Delvaux adaptera le roman au cinéma, avec l’accord de Yourcenar et c’est Gian Maria Volonté qui y incarne Zénon. Marguerite Yourcenar qui décède le 17 décembre 1987, ne verra pas le film de Delvaux.

Dans cette édition se trouve deux parties très intéressantes qui viennent compléter l’ouvrage. Tout d’abord, des « Carnets de notes » sur l’œuvre. Ce sont des notes manuscrites de l’auteur qui nous offre ses réflexions lors de l’écriture, ses questionnements, ses hésitations, les raisons de certains choix, des détails supplémentaires sur ses personnages, des liens entre ses œuvres, etc. Ensuite nous avons, une Note de l’auteur, qui nous raconte l’écriture et l’évolution du roman. Nous y apprenons, par exemple, que le roman fut d’abord un récit d’une cinquantaine de pages.

L’œuvre au noir raconte la vie de Zénon, un médecin, philosophe, alchimiste qui naquit à Bruges en 1510 et qui durant toute sa vie parcourt l’Europe. Il vit à cheval sur deux époques qui se confrontent dans leurs idées, religions et croyances. Un siècle qui quitte rapidement le Moyen Âge pour se diriger vers la Renaissance. Zénon vit de façon intense cette période de transition.

On suit la vie de Zénon, étape par étape, chacune datée et bien située dans son époque. On commence par son enfance d’orphelin puis sa vie de jeune adolescent et adulte. On le suit ensuite dans ses premières études et expériences. Cette première époque est nommée « La vie errante ». C’est pendant cette première étape que Zénon bâtit son caractère et construit son bagage de connaissances. Il apprend et étudie. Il découvre le monde et se construit une réputation d’alchimiste, puis de médecin (chirurgien). Ces écrits seront constamment remis en question et même censurés et il devra éventuellement se cacher pour fuir les persécutions.

La deuxième partie du roman s’intitule « La vie immobile » et nous raconte comment Zénon retourne vivre à Bruges sous un faux nom. Il se cache dans sa propre ville et tente de retrouver une vie stable et anonyme. Il est médecin dans un couvent et l’ami du prieur. Malgré cette vie secrète, il poursuit ses réflexions philosophiques et ses expériences, parfois avec succès, parfois non. Après la mort du prieur, il poursuit son métier de médecin et tente d’aider les pauvres et faibles. Mais ces pensées, ses expériences ne passeront pas toujours inaperçues et sa situation devient de plus en plus dangereuse.

Certains finiront par le reconnaître. D’autres lèveront le voile sur ses opinions et expériences. Et petit à petit, il se retrouve compromis dans des histoires troubles. La troisième partie, « La prison », nous relate son accusation, son procès ainsi que son emprisonnement et se termine par la « fin de Zénon ».

La vie de Zénon s’inscrit entièrement dans son époque et à travers son personnage principal, Yourcenar nous raconte une époque trouble. Tout comme la vie de Zénon – et par le fait même, le roman – ce XVIe siècle est trouble, parfois décousu, souvent dangereux, contradictoire, insolite, troublant et désordonné. Est-ce que l’auteur a voulu nous dépeindre un homme extraordinaire dans un siècle trouble ? On pourrait le croire: un médecin, alchimiste, philosophe… mais on sent nettement, que Zénon est, malgré sa force et sa volonté de rester libre de corps et d’esprit, un homme simple et ordinaire.

On voit le siècle à travers la vie et les yeux de Zénon, mais aussi à travers divers autres personnages qui ont croisé sa vie, même de façon très brève: ses parents, sa famille, ses amis et ses ennemis. Le roman est presque un prétexte pour nous présenter une époque agitée, tendue, intolérante et difficile, mais riche en événements et surtout en changements cruciaux. Mais il est aussi un prétexte pour méditer, pour partager des réflexions sur l’époque, la religion, l’Église, les moeurs, etc. Yourcenar utilise la biographie fictive d’un alchimiste, médecin et philosophe pour raconter une époque confuse qui mélange science et magie, religion et superstition.

L’œuvre est fournie, dense et remplie de descriptions détaillées. On utilise souvent un personnage pour simplement décrire l’époque ou un événement, sans pousser nécessairement le caractère du personnage. Ce qui fait que le texte peut parfois paraître s’éloigner de l’histoire principale. En fait, on reproche souvent à l’œuvre de tarder avant d’entrer dans la vie même de Zénon. Et de souvent l’oublier en cours de route. Ce qui peut donner à l’occasion quelques longueurs. Et je dois avouer que j’ai moi-même eu un peu de difficulté au début à embarquer dans l’histoire. Mais ce fut bref… on se laisse ensuite rapidement envahir par l’époque – sa beauté et sa violence -, ses gens, ses mœurs et surtout la vie de Zénon: son apprentissage, ses découvertes, ses aventures amoureuses, ses problèmes, ses opinions, ses expériences, ses amitiés, ses combats…  Et ce roman raconte toutes les angoisses, les peurs, les doutes, les renoncements des hommes et femmes ayant vécu dans ce siècle tourmenté.

Malgré un style parfois qualifié de classique ou traditionnel, l’écriture demeure toujours fluide. Le style est soutenu, certes, mais surtout passionné. L’auteur nous offre un texte chargé et surtout recherché. Les discours sont parfois un peu longs, à la limite du texte informatif ou philosophique, mais, personnellement, je n’ai jamais trouvé le texte lourd. L’atmosphère est très riche et nous plonge directement dans le passé. C’est un roman, bien sûr, mais qui nous permet de revivre une époque ancienne et d’en apprendre sur celle-ci. On voit vivre une société, on voit évoluer les pensées, on découvre les barrières et les entraves, on observe les découvertes scientifiques, etc.

Et évidemment, on ne peut passer par dessus les références alchimiques, en commençant par le titre, bien sûr. Zénon est médecin et philosophe, mais aussi alchimiste. Le roman s’intitule « L’Oeuvre au Noir« , ce qui est la première étape de ce qu’on nomme le « Grand Oeuvre » alchimique. Cette étape est préparatoire et consiste à purifier la matière pour atteindre un stade de putréfaction qui permettra d’éliminer toute imperfection et impureté. La « mort » pour « purifier ». Il s’agit donc du moment où l’alchimiste combat ses « démons intérieurs » dans un premier temps, et essaie de se libérer de toute entrave psychologique, religieuse, philosophique, culturelle, etc. Il cherche à libérer complètement son esprit et pour se faire, il doit se purifier et éliminer, « détruire » toute imperfection, tout préjugé, etc. Pour continuer son travail, l’alchimiste doit compléter l’œuvre au noir, puis l’œuvre au blanc et finalement l’œuvre au rouge. À la fin de ces trois étapes, l’alchimiste sera libre et apte à transformer le plomb en or. Évidemment, ici, on parle autant de transformation réelle que symbolique.

Zénon travaillera toute sa vie à la réalisation du Grand Œuvre. Le titre du roman est cependant peut-être l’indication que Zénon, n’accomplira dans sa vie que la première étape du Grand Œuvre, c’est-à-dire l’œuvre au Noir. Les autres étapes ne pouvant s’accomplir que sur un autre plan de conscience et donc après sa mort – et donc peut-être simplement symbolique. Je crois que cependant, qu’il obtiendra finalement le Grand Oeuvre par le choix qui fera de mettre un terme à sa vie, et qu’il accomplit donc ainsi les trois étapes.

Pendant des années, il tentera d’ouvrir son esprit, de lutter pour la liberté d’expression – même lorsqu’il doit se cacher. Plusieurs ont reproché à Yourcenar de ne pas avoir fait de Zénon, un véritable alchimiste, mais uniquement un libre penseur. En effet, l’auteur ne nous donne que peu de renseignements sur la vie d’alchimiste de Zénon. Et ces réflexions et expériences ne semblent pas inclure l’aspect « mystique » souvent associé à l’aspect scientifique de l’alchimie. Je crois que l’alchimiste en Zénon est à chercher plutôt dans l’aspect initiatique de sa vie, de son parcours personnel, de l’évolution de ses idées et opinions, et surtout par le cheminement de son travail d’écriture. Du passage de l’état de noirceur, à un état plus stable pour finalement atteindre sa propre pierre philosophale – c’est à dire, la transmutation de l’impur à un état de réalisation et d’accomplissement. Nous avons dans les trois parties du roman, les trois étapes du Grand Oeuvre. Les liens peuvent se multiplier et plusieurs critiques s’y sont penchés.

Ma lecture fut longue. On ne peut lire le roman de Yourcenar rapidement. Il faut lire attentivement ce magnifique roman et se laisser envahir par l’époque et le personnage principal pour bien les comprendre et les apprecier. Je ne regrette pas ces heures perdues dans un livre grandiose et exceptionnel.

Les avis de In Cold Blog, de Betty, de Charlotte, MarcF, Madame de Keravel, et Nanne.

Extraits

« Suis-je Servet, cet âne, reprit sauvagement Zénon, pour risquer de me faire brûler à petit feu sur une place publique en l’honneur de je ne sais quelle interprétation d’un dogme, quand j’ai en train mes travaux sur les mouvements diastoliques et systoliques du coeur, qui m’importent beaucoup plus ? Si je dis que trois font un ou que le monde fut sauvé en Palestine, ne puis-je inscrire en ces aroles un sens secret au-dedans du sens extérieur, et m’enlever ainsi jusqu’à la gène d’avoir menti? » p. 141

« La mort violente était partout, comme dans une boucherie ou dans un enclos patibulaire. Une oie égorgée criaillait dans la plume qui allait servir à tracer sur de vieux chiffons des idées qu’on croyait dignes de durer toujours. » p. 235

« Pleins d’une révérencieuse pensée qui l’eùt fait mettre à mort sur toutes les laces publiques de Mahomet ou du Christ, il songea que les symboles les plus adéquats du conjectural Bien Suprême sont encore ceux qui passent absurdement pur les plus idolàtres, et ce globe igné le seul Dieu visible pour des créatures qui dépériraient sans lui. De même, le plus vrai des anges était cette mouette qui avait de plus que ls Séraphins et les Trônes l’évidence d’exister. » p.337

Sources à consulter

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